18
Julien était immobile dans son lit, les yeux grands ouverts. Il sortait d’un rêve bizarre.
Il était au volant d’une voiture inconnue et filait sur une route droite, au milieu d’un paysage qu’il n’avait jamais vu.
C’était un désert ocre de sable et de rochers. De chaque côté de la route, se dressaient des cactus géants aux bras levés vers le ciel, sculptures filiformes qui semblaient sortir de l’imaginaire de Giacometti. Devant lui, s’élevait une montagne rouge découpée comme une tête de cheval survolée par des aigles qui tournoyaient dans le ciel bleu marine. En s’approchant, il vit une fine silhouette se profiler sur la crête. Une silhouette de femme aux longs cheveux noirs qui lui adressait des signes comme si elle l’invitait à venir la rejoindre.
Une femme qui ressemblait à Sarah…
Les yeux ouverts dans la nuit, Julien n’en finissait pas de repasser cette image dans sa tête. Ce décor inconnu éveillait des souvenirs enfouis.
Un pâle reflet de lune glissa sur le dreamcatcher accroché face au lit. Un souffle de vent fit palpiter les quatre plumes blanches.
Brusquement, Julien se souvint.
Il alluma la lumière et se leva. Il s’approcha du capteur de rêves. Il entendait encore la voix de Reg…
A mon retour, j’ai accroché le dreamcatcher au-dessus de mon lit. Depuis, j’ai effectivement fait des rêves étranges. Une nuit, j’ai rêvé que mon copain était revenu dans sa réserve et que son vieux père lui parlait de ma visite. Une autre fois, il était debout au sommet de la montagne à tête de cheval et me faisait signe de venir le rejoindre… Tu sais, Jules, ça fait un sacré effet d’avoir le sentiment que ton buddy t’envoie des signes depuis là-haut. Je me suis dit que ça fonctionnait peut-être, leurs histoires de chamans et d’ustensile à transmettre les rêves…
Du bout des doigts, Julien effleura le cercle de bois.
Ainsi, ce cerceau naïf qu’il prenait pour un jouet d’enfant était un objet fétiche chargé de magie. En le faisant héritier de son dreamcatcher, Reg lui avait également légué ses rêves.
Les réverbères du pont Marie s’éteignirent. Le ciel se teintait de rose.
La journée s’annonçait chaude.
Julien alla dans le coin cuisine se préparer un café. Sur la table, étaient encore posés les plats qu’avait utilisés Sarah. Il ne les avait pas mis dans le lave-vaisselle. Besoin de garder une trace de sa présence…
Il se souvint du trouble qu’avait manifesté Sarah lorsqu’elle avait vu le dreamcatcher accroché sur le mur de la chambre.
Il haussa les épaules : c’était stupide. Quel rapport pouvait-il y avoir entre la jeune femme et le vieux Reg, si ce n’est d’être tous deux américains ?
Il avait beau s’en défendre, il était troublé par cette irruption de l’irrationnel dans son quotidien d’homme cartésien, lui qui avait toujours fui les voyantes, ricané à l’écoute des récits de réincarnation et autres manifestations de l’au-delà…
Il s’installa devant son Mac et pianota sur Internet. Il voulait savoir où se trouvaient les cactus étranges qui bordaient la route de son rêve.
Après avoir fait défiler quelques centaines de variétés aux formes diverses, il tomba enfin sur l’arbre qu’il cherchait. On l’appelait cactus candélabre ou saguaro.
Le regard de Julien quitta l’écran.
Dans le coin cuisine, Sarah caressait du bout des doigts la corolle écarlate des tulipes dressées devant elle.
— Tu ne sais pas ce que c’est, de vivre dans un pays sans fleurs. Chez moi, dans les cimetières, il n’y a que des fleurs en papier. Parfois, au printemps, les saguaros, les grands cactus, font de superbes fleurs blanches et jaunes.
— Donc, il y a des fleurs chez toi.
Une lueur amusée brillait dans l’œil de la jeune femme.
— Oui, mais on ne les voit presque jamais : elles ne s’épanouissent que la nuit…
Julien avait le regard fixe. Il était de plus en plus troublé par ce télescopage d’images et de souvenirs qui se recoupaient d’une manière totalement illogique…
Il revint à Internet : « Les saguaros sont des cactus géants qui peuvent atteindre jusqu’à quinze mètres de hauteur et poussent dans les déserts arides du Chili, du Pérou, du Mexique et dans le sud-ouest des États-Unis, dans le désert de Sonora. »
C’était donc là-bas, le petit coin d’Amérique où vivait Sarah, le Wild West qu’elle avait évoqué dans le bistro des Halles…
La sonnerie du téléphone le tira de ses songes. La voix joyeuse de Tony résonna dans l’écouteur. Il était intarissable, comme d’habitude.
— Salut, heureux homme ! Nous nous disions, ma fidèle Normande et moi, que vous pourriez venir partager quelques crustacés avec nous ! J’ai tiré les photos de notre déjeuner car, comme tu le sais, je suis un des derniers photographes au monde à faire encore mes tirages sur papier dans mon labo… Il y en a de superbes. Grimpez vite dans ta limousine que nous ayons le temps de faire sauter un bouchon avant le déjeuner !
— Sarah est partie. Il y eut un silence.
Tony avait été frappé par la gravité du ton de Julien.
— Tu veux dire qu’elle est partie pour cause de fin de vacances ou partie pour de bon ?
Le poing de Julien serra très fort le téléphone.
— Partie sans explication.
Un silence, puis la voix de Tony claqua :
— Grimpe dans ta voiture et viens. Il raccrocha.
Julien avait déjà été confronté au côté autoritaire de Tony qui, lors des situations de crise, adorait prendre les choses en main.
Dans l’état de confusion où il se trouvait, Julien n’était pas mécontent de trouver refuge auprès de ses amis les plus proches. Le temps de prendre une douche rapide, d’enfiler un pantalon et un polo et il sortait la voiture du garage.
Dans la Saab, Julien revoyait Sarah à côté de lui, les genoux repliés sur le siège, écoutant gravement le récit de la vie du photographe anglais et de sa femme normande.
Il eut du mal à garer sa voiture parmi les files de cars venus déverser leurs chargements cosmopolites.
Sur le quai du Vieux-Bassin, les mêmes peintres étaient postés devant leur chevalet.
Julien s’arrêta derrière un de ceux qui avaient fasciné Sarah. Il était en train de peaufiner la coque bleue d’un crevettier qui n’était pas dans le décor.
En se dirigeant vers le Shaggy Dog Pub, Julien se prit à imaginer la vie d’un peintre perfectionniste qui modifierait sa toile chaque fois qu’un bateau partirait pour la pêche ou rentrerait au port… Il mourrait de vieillesse devant son tableau inachevé !
La grande salle du restaurant était emplie d’une cohue de femmes aux cheveux teints et au verbe guttural.
Tony vint accueillir son ami. Il l’entraîna vers la petite salle du fond.
— Un bus entier de veuves danoises ! soupira-t-il. Je n’ai pas à me plaindre, ça fait tourner l’affaire, mais, entre nous, je comprends leurs maris de s’être achevés à l’aquavit !
Ils s’installèrent à une table déjà dressée où les attendait un somptueux plateau de fruits de mer.
— Marité va nous rejoindre. Le chef et la serveuse s’occupent de nourrir ces bruyantes Vikings. Pas compliqué : menu unique concocté avec le tour operator dans le cadre du forfait « Joyaux de la Côte normande » !…
Il poussa un ricanement, prit la bouteille de muscadet et emplit leurs deux verres.
— Cheers !
Julien répondit d’un sourire.
— Cela me fait du bien d’être ici.
Ils burent gravement.
Marité vint les rejoindre. Elle appliqua quatre baisers sonores sur les joues de Julien puis recula la tête, sourcils froncés.
— Toi, tu as une petite mine ! Julien esquissa une grimace.
— J’ai peu dormi, ces derniers temps…
Il termina son verre d’un trait. Tony le resservit.
— Raconte.
Julien haussa les épaules
— Pas grand-chose à dire. Avant-hier matin, je l’ai cherchée et elle n’était plus là.
Attentifs, Marité et Tony attendaient la suite. Julien conclut avec un geste fataliste :
— Elle m’a quitté, voilà tout. Marité secoua la tête.
— Ce n’est pas possible, cette histoire ! lança-t-elle, catégorique. Montre-lui les photos.
Tony ouvrit une chemise cartonnée posée sur une chaise.
Une vingtaine de gros plans de Sarah pris lors de leur déjeuner témoignaient que le petit photographe n’avait pas perdu la main. C’étaient des moments de vie figés à l’instant précis où passait une émotion.
Julien les fit défiler, sans un mot.
Sarah, les yeux écarquillés, ne savait pas par quel bout entamer son homard.
Sarah, le visage crispé, tentait de briser une pince.
Sarah pouffait de rire lorsque son casse-noix glissait sur la carapace.
Sarah se tournait vers Julien qui lui attachait une serviette autour du cou.
Marité pointa le doigt sur le visage de la jeune femme.
— Tu as vu comme elle te regarde ? Ce sont des yeux de femme amoureuse !
Tony renchérit :
— Crois-en ma vieille expérience de chasseur d’idylles, mon garçon. J’ai passé des années à traquer des amants illicites. Cette fille t’aime, c’est évident.
Marité emplit l’assiette de Julien.
— Il a raison. J’ai surpris des gestes, des attitudes qui ne trompent pas, affirma-t-elle. Les femmes sentent ces choses-là !
Julien grimaça un sourire.
— Et pourtant, elle est partie.
Tony se leva pour fermer la porte de communication avec la grande salle où le caquetage des veuves était devenu assourdissant.
— Et alors, qu’est-ce que tu comptes faire ? lança-t-il, agressif. Rester à te morfondre sur ta love story enfuie ?
Il ébouriffa ses cheveux dans le style romantique.
— Tu vas nous la jouer Lamartine, comme diraient les jeunes des banlieues s’ils avaient lu un livre ?
Sans répondre, Julien décortiquait une langoustine. A nouveau, Marité fit chorus avec son mari :
— Décidément, vous, les hommes, ne comprendrez jamais rien aux femmes. Dans l’inconscient féminin, ce départ précipité, cela veut dire : Viens me chercher !
Julien leva les yeux vers eux.
— Mais que voulez-vous que je fasse ? Je ne sais pas où elle habite. Je ne connais même pas son nom de famille !
Tony et Marité échangèrent un regard surpris.
— Tu es sûr de n’avoir aucun moyen de situer l’endroit où elle vit ? insista Tony.
Julien fit non de la tête. Tony le brusqua :
— Cherche bien. Tu es vraiment sûr ? Julien poussa un soupir.
— Cette nuit, j’ai fait un curieux rêve.
— Raconte, demanda Marité, l’œil brillant.
Julien leur décrivit la route qui filait dans le désert et la silhouette qui ressemblait à Sarah. Marité lâcha, passionnée :
— Moi, j’y crois, à ces signes du destin ! C’est bien ce que je disais : elle veut que tu viennes la chercher.
Le regard soucieux, Tony pianotait sur la table.
— Et dans ton rêve, insista-t-il, il n’y avait pas un indice qui te permette de localiser le lieu ?
Julien hésita, puis acquiesça de la tête.
— Le désert était parsemé de cactus géants à la forme étrange. J’ai cherché sur Internet : ce sont des saguaros. On en trouve dans le sud-ouest des États-Unis, dans le désert de Sonora !
Il eut une grimace.
— C’est assez vague !
Tony avait un visage illuminé. Il sentait se réveiller son vieil instinct de chasseur.
— Je connais le Sonora, c’est situé entre l’Arizona et le Mexique. J’étais allé en reportage dans cet uncivilized désert, sur les traces d’une jeune lady qui était tombée folle amoureuse d’un chanteur country. Elle avait tout quitté pour aller vivre dans le ranch de ce primate chaussé de bottes à talons hauts en peau de serpent… Il fît une grimace.
— Attendez-moi une seconde. Et il quitta la salle.
Cinq minutes plus tard, il revenait et posait une feuille imprimée devant Julien. Il avait un sourire triomphant.
— Voilà, moi aussi je suis allé faire un tour sur Internet. Je t’ai pris un billet Paris-Phœnix. Delta Airlines vol 41. Départ après-demain C. D. G. à huit heures quatorze, escale à Chicago. Arrivée à Phœnix à vingt et une heures trente-huit. Pour la location de voiture, je te laisse te débrouiller ! Retour open, parce que je pense que vous serez deux. Tu me dois la coquette somme de sept cent neuf euros. À toi de jouer, mon bonhomme !
Julien s’étrangla dans son verre de muscadet.
— Mais tu es fou ! Et qu’est-ce que je ferai quand je serai au milieu de mes cactus ? Je montrerai la photo de Sarah à tous les cow-boys que je rencontrerai ?
Tony lâcha, péremptoire :
— Écoute-moi, si des experts de la police scientifique arrivent à rattraper un sériai killer avec juste un poil pubien, tu dois bien être capable de retrouver ta fiancée avec des cactus et une photo, non ?
Marité acquiesça.
Julien tenta de faire front.
— C’est immense, l’Arizona. J’ai lu que cela faisait la moitié de la France !
Tony balaya cet argument d’un geste désinvolte.
— Quand tu auras retiré les bases d’entraînement de l’U. S. Air Force, les ranchs de la taille d’un département, les camps retranchés pour retraités milliardaires et les terrains de golf, ton champ d’investigation sera à peine plus grand que Hyde Park !
Il glissa la feuille imprimée dans le dossier aux photos qu’il tendit à Julien.
— Tiens-nous au courant et ne reviens pas ici sans elle ! Marité les resservit.
Ils levèrent tous deux leur verre.
— Au retour de Sarah ! Résigné, Julien se joignit au toast.
— Au retour de Sarah.